Emile Soulu
1. Sous l'occupation allemande
Mon apprentissage était fini. Tout à coup, mon avenir avait été arrêté, brisé
par la guerre et, surtout, par la défaite, Je n'ai jamais pris conscience que la guerre puisse me toucher. Mes frères n'avaient pas
été mobilisés. Mon frère Eloi était bossu, il travaillait à Bègles dans l'usine d'aviation comme riveur. Lorsque la guerre s'est
déclarée, il a été réquisitionné comme spécialiste dans son usine. Il a été ensuite obligé de travailler pour les Allemands,
lorsqu'ils ont occupé la ville. Mon frère Alphonse avait été requis comme spécialiste pour travailler en Allemagne, à la fin de
l'année 1942. Il avait alors 20 ans. L'Allemagne cherchait de la main-d'œuvre et ils prenaient d'office tous les jeunes d'une classe
d'âge, pour peu qu'ils aient une formation. Ce n'est qu'ensuite, à partir de janvier 1943, qu'ils instituèrent le Service du Travail
Obligatoire, qui devait amener tous les jeunes à participer à l'effort de guerre nazi. Mon troisième frère, François, fut vaguemestre
pendant la guerre: il distribuait le courrier entre Bègles et Bacalan. Quant à moi, après l'abandon de mon apprentissage, je partis
à plein temps chez mon oncle et ma tante qui tenaient une boulangerie vers le quartier Nansouty. Ils me prirent d'abord pour distribuer
le pain. Dans le garage, deux voitures restaient à l'arrêt car elles n'avaient plus de pneus et l'essence était confisquée. Ce fut,
donc, en carriole que j'exerçais mon nouveau métier. Tous les jours, dés l'aube, je poussais mon chargement depuis Nansouty jusqu'à
Cenon. Je n' étais pas seul à faire la distribution de pain: un autre jeune de mon âge s'occupait des clients de l'avenue Tiers.
Il avait pour moyen de locomotion un vélo à pneus pleins et une hotte dans laquelle il rangeait le pain. Mon tour se terminait vers
16 – 17 heures. En revenant, je devais compter les tickets contre lesquels j'échangeais le pain. Ces tickets servaient ensuite à
recevoir de la farine. A partir de 1940, les tickets de rationnement étaient obligatoires pour pouvoir s'habiller ou se nourrir. Parfois,
même avec les tickets, nous n'étions pas certain d'avoir ce que nous demandions. Il y avait de longues files d'attente devant les
magasins presque vides. Les Allemands achetaient tout ce qu'ils pouvaient et envoyaient ensuite les produits en train en Allemagne.
Les Allemands souffraient aussi de la pénurie.<
Nous, nous ne nous plaignions pas du manque de nourriture: nous faisions du troc avec un boucher. Nous lui échangions du pain blanc
contre de la viande.
La guerre aussi avait fait son apparition en 41-42: les Allemands craignaient les bombardements britanniques. Il fallait qu'à huit
heures du soir tout soit fermé, les fenêtres devaient être peintes en bleu afin de ne pas donner d'indication à l'aviation ennemie.
Ils bombardaient les lignes de chemin de fer mais les bombes ravageaient les alentours par manque de précision.
Pendant cette période, j'ai rencontré un Alsacien ou un Lorrain, je ne sais plus, qui avait fui l'avancée des Allemands. Il me décrivit
ce qu'était le nazisme car je ne savait pas précisément ce que c'était. Les moyens pour s'informer n''étaient aussi performants
qu'actuellement. J'ignorais à peu prés tout des différents qui opposèrent les démocraties aux régimes dictatoriaux d'avant guerre.
Depuis les Landes, j'entendais les coups de canons dont le tonnerre traversait les Pyrénées. J'avais douze ans lorsque commença la
guerre civile espagnole. Puis, tout à coup, je vis défilé les Allemands à Bordeaux. Je ne comprenais pas pourquoi notre armée avait
été battue. On ne comprenait pas. Néanmoins, je pris conscience que les Allemands étaient les ennemis. J'ignorais que le gouvernement
de la France avait transité par Bordeaux pendant .la débâcle. Je n'appris que plus tard que le général de Gaulle poursuivait la lutte
depuis Londres après avoir appelé les Français à le rejoindre, lors de l'appel du 18 juin 1940. Ce n'est qu'après que j'appris tout
cela, par les tracts alors que j'étais résistant. J'avais 16 ans. Et puis, comment faire ? Les réseaux de résistance n'ont vu le
jour qu'à partir de 1941. Pour l'heure, nous étions obligés de vivre avec les Allemands. C'étaient des militaires, des grands types,
gaillards mais corrects.
Pendant ce temps, où j'étais à Bordeaux, mon travail consistait donc, pour l'essentiel, à la vente. Néanmoins, lorsqu'il manquait
un apprenti boulanger, mon oncle m'appelait pour faire le pain et le mettre au four. J'exerçais cet emploi à la boulangerie jusqu'à
la fin 1941 car ma mère me fit revenir dans les Landes. Elle m'avait trouvé un emploi comme ouvrier agricole chez un cousin. Mon
prédécesseur avait dû partir travailler en Allemagne. Je travaillais trois jours par semaine chez eux et trois jours chez moi, à
Isabot. Chez le cousin, j'avais une chambre, qu'ils nommèrent « la chambre Émile » qui existe toujours. A la ferme, nous
avions de quoi nous nourrir en comparaison avec les conditions de vie imposées aux citadins. Ce n'était pas du chocolat ou des produits
de gourmandise. La ferme nous nourrissait en volaille, porc... mais nous manquions de liberté. Nous devions être chez nous à 19 heures.
J'avais quelques amis de mon âge avec lesquels nous faisions, par inconscience peut-être, des petits tours aux Allemands. Un jour,
j'avais décidé de manger dans un restaurant avec un ami. Le patron refusa de servir ce que nous lui demandions tandis que des Allemands
étaient attablés. Mon ami s'indigna et hurla au patron: « Ah! Pour eux, vous avez des œufs, mais pas pour nous ! » Sa
colère fut si forte que, tout en s'adressant au tenancier, il avait cassé un verre et, menaçant, faisait face aux Allemands qui
commençaient à se lever. Il fallut que l'on parte rapidement pour ne pas finir à la gendarmerie. C'était fin 1942, nous commencions
à intégrer les réseaux de la résistance. Pourtant, ce n'est qu'à partir de l'année suivante que nous fûmes résistants.
3. - L'entrée dans la Résistance.
Lorsque l'armistice fut signé en 1940, je n'en compris pas le sens. Je vivais à Bordeaux à cette époque. Les gens, autour de moi,
étaient en majorité favorables à Pétain car il avait arrêté la guerre. Il existait déjà des gens qui étaient contre. Quant à moi,
je n'avais pas d'opinion bien tranchée. Je savais de Pétain qu'il avait été le vainqueur de Verdun, durant la dernière guerre.
C'était à peu prés tout. Je ne sus qu'après ce que voulait dire le terme de collaboration. Plus tard, les tracts que je distribuais
expliquaient la politique menée par le gouvernement de Vichy.
J'appris, grâce à un ami, que la République avait été dissoute, remplacée par l'Etat français. Sur les frontispices des édifices
publics les trois mots « Travail, Famille, Patrie » avaient remplacé « Liberté, Égalité, Fraternité », devise qui
datait de la Révolution française. J'avais encore en tête le républicanisme enseigné par l'instituteur. Je me rappelais des leçons
sur le courage et la bravoure des soldats de l'an II. Les instituteurs étaient vraiment les « hussards » de la République;
toutes les notions apprises pendant mes études ressurgirent alors. Je crois que ce fut l'école qui me permit, à moi et peut être à
tant d'autres, d'avoir un sursaut républicain. Il y eut, bien sûr, des jeunes qui ont collaboré avec les Allemands, qui se sont
engagés dans les troupes de la légion étrangère de la Wermacht pour partir combattre les Soviétiques. J'aurais pu en faire parti mais
ce n'était pas dans mon tempérament. Ce qui a déclenché ma révolte, ce fut aussi le manque de liberté. A côté de chez nous, il y
avait un dépôt de munitions gardé par les Allemands. Ils venaient dans les fermes pour boire des coups. C'étaient, pour la plupart,
de vieux soldats autrichiens de 50 ans. Quand ils étaient seuls, ils parlaient de la guerre et se laissaient aller à des propos
défaitistes. Ils évitaient ce genre de blasphème en groupe.
Dans les campagnes, l'État français avait institué des comités dont les responsables de chaque commune devaient passer dans chaque
ferme afin de surveiller les récoltes et les animaux. Ensuite, le moment venu, ils réquisitionnaient les produits pour nourrir
l'armée allemande. Il fallait donner tout ce qu'ils demandaient et nous n'avions pas le droit, en théorie, de profiter de notre
travail. Mais, le plus souvent, on arrivait quand même à se débrouiller. A partir de 1943, les villages organisaient, tous les
trimestres, des kermesses dont les profits étaient envoyés en colis aux prisonniers de guerre. Mais, à neuf heures, tout le monde
devait être rentré chez soi, sous peine d'être arrêté par les Allemands.
Les contacts que j'avais, à cette époque, en 1942-43, avec la Résistance étaient surtout avec des radicaux; les communistes n'étaient
pas très nombreux à la campagne.
En 1942, fut créée une police française spéciale qui arrêtait les opposants. Les gendarmes faisaient leur boulot, leur routine. Ils
venaient manger chez le voisin, à côté d'Isabot, où ils lui achetaient un poulet. Ce voisin était un ancien prisonnier de guerre qui
avait été libéré et renvoyé chez lui comme soutien de famille. Sa mère était aveugle. Ce fut par lui que je commençais à rentrer
dans la Résistance. Il s'appelait Bellocq et il me fit connaître des résistants. Avec mon ami Noël, de 1942 à 1943, nous voulions
soutenir les gens dans l'illégalité. Au fur et à mesure que le temps passait nous avions connaissance que se déroulaient des actes
de résistance avec parfois des arrestations de patriotes. Le bouche à oreille, ou les tracts clandestins, nous renseignaient sur
ces événements. Cependant, en 1943, les Allemands font appel à la main d'œuvre française: les jeunes français doivent partir pour
travailler en Allemagne pour soutenir l'effort de guerre dans le cadre du Service du Travail Obligatoire. Un de mes frères était
déjà parti depuis décembre 1942. A cette époque, la résistance était embryonnaire. A la fin de l'année 1943 est venu mon tour. J'ai
refusé de partir. Je suis donc entré dans l'illégalité. Ce fut à partir de ce moment où, comme d'autres, j'ai incorporé un réseau
de résistance; j'avais 19 ans.
4. - La Résistance.
Lorsque je dus partir pour le S.T.O., je préparai une petite valise en bois dans laquelle j'avais regroupé mes affaires. Jamais je
ne me suis présenté à l'appel.
Grâce à mes connaissances, j'ai intégré le réseau appelé « Front national »: c'était le plus actif. Mais mon choix de rentrer
dans ce réseau plutôt qu'un autre ne fut motivé que par le hasard. Je n'ai su que plus tard qu'il existait d'autres réseaux. Il y avait,
notamment à Peyrehorade, un hôtel dans lequel un autre groupe que le mien était responsable du passage de clandestins vers l'Espagne.
Ce ne fut donc pas un choix idéologique: si certains responsables étaient communistes, notre réseau n'était pas politisé. Coexistaient
plusieurs mouvances: radicaux, chrétiens, communistes... il y avait même, avec nous, un prêtre. Moi, j'appartenais au syndicat
chrétien. A l'évidence, les communistes étaient plus nombreux puisque l'État français les avait destitués de leurs fonctions administratives
et les pourchassait. Mais notre but a toujours été de restaurer la république et non pas de créer un état bolchevique.
Je suis parti me cacher à Amou, pendant un mois. Je devais me faire un peu oublier. Nous étions une quarantaines d'insoumis. Les
responsables nous préparaient à organiser la libération du pays. Au début, ma principale activité était de trouver des fermes pour
y loger les personnes fuyant Bordeaux. Je prenais contact avec les paysans, qui, semble-t-il par les informations que nous détenions,
étaient contre l'occupation. Beaucoup acceptèrent. Nous allions, donc, à la gare de Dax, récupérer les clandestins et nous les amenions
à la ferme avant qu'ils ne partent pour l'Espagne. En décembre 1943, j'eus la possibilité, avec une douzaine de compagnons volontaires,
de m'évader de France. Nous voulions rejoindre de Gaulle qui se battait au Maroc. Cependant, un délégué venu de Paris demanda à ce
que quelqu'un reste en France pour organiser la Résistance. Comme je connaissais la région, le délégué m'ordonna de rester. Nous étions
quatre dans ce cas. Nous partîmes chez Brigitte à Peyrehorade. Les autres sont donc partis rejoindre les armées alliées en Afrique.
Ils ont, ensuite,participé au débarquement à Saint-Raphaël. Sur douze, trois furent tués au combat. J'étais volontaire pour partir
mais je ne fus jamais déçu de rester dans les Landes. Je devins chef de groupe; j'entraînais les nouvelles recrues au maniement des armes
afin d'être préparés lorsqu'il faudrait libérer Bordeaux. La division Bremer a d'ailleurs participé activité à la libération de cette
ville. Elle était composée surtout d'Espagnols qui avaient fui le franquisme. Moi, j'appartenais au groupe Manauthon, du nom d'un
résistant mort les armes à la main, à la Rochelle, en 1943. Nous avons créé ce groupe en janvier 1944. A partir du début de 1944 beaucoup de
jeunes nous rejoignirent, fuyant le S.T.O. Ceux qui étaient du coin arrivaient à se cacher par leurs propres moyens, le plus souvent,
mais les personnes qui arrivaient de Bordeaux (et ils étaient entre 3 et 4 par semaine) devaient être cachés par nos soins. Ils étaient dans
l'illégalité et, parfois, n'avaient même pas de carte d'identité. Mon rôle, aussi, consistait à récupérer dans les mairies, en accord
avec le secrétaire de mairie et le maire, de fausses cartes d'identité. Ensuite, les agents de liaison, qui étaient des jeunes filles
de 16-17 ans, les distribuaient entre Amou et Peyrehorade aux nécessiteux. Pour ma par, j'avais modifié ma carte. Je suis né en 1924
et étais, par conséquent, dans la classe d'âge qui devait partir au S.T.O. J'inscrivis, comme date de naissance, l'année 1926. J'ai
été contrôlé plusieurs fois par les Allemands mais, grâce à ce petit subterfuge, quelque peu grossier, je ne fus jamais inquiété.
Outre les cartes d'identité, je devais récupérer, dans les mairies, des cartes d'alimentation, car les jeunes arrivants n'en avaient
pas et c'était le seul moyen de subvenir à leurs besoins. Ma mission était aussi de récupérer des armes. Nous étions sous-équipés
et nous devions prendre les armes à ceux qui en avaient: les Allemands.
Certains membres de ma famille savaient que j'avais intégré un réseau de la Résistance: ma sœur Jeanne et mon autre sœur de Gasciotte,
dont son mari appartenait à la Résistance logèrent des réfractaires. Marguerite, ma sœur de Dax, accueillait les hauts responsables
venus de Paris. Un, parmi eux, responsable du secteur de Peyrehorade, est devenu sénateur après la guerre.
Comme j'étais responsable, je dirigeais une trentaine d'hommes, dont une dizaine était dans le maquis. Nous ne connaissions les autres
membres que par des faux noms: ainsi, si nous étions pris par l'ennemi, nous ne pouvions, même sous l'effet de la torture, dévoiler
l'identité de nos compagnons. Mon supérieur était Paul Robert, mon futur beau-frère. Il me présentait des gens dont je ne connaissais
pas le grade. Les responsables organisaient des réunions chez les habitants: certains notamment se passèrent chez moi à Isabot, ou
à Gasciotte chez ma sœur. Les agents de liaison permettaient la communication entre nous. Comme je l'ai dit, c'étaient des jeunes
filles: elles jouèrent un rôle cruciale dans la Résistance. C'est par elle que se faisait la distribution des armes. Les filles
n'étaient pas arrêtées aux contrôles: les gendarmes ne se méfiaient pas d'elles. Ils avaient tort. Comme nous, nous avions tort de
moins nous soucier de la police française que de l'occupant. Car ce sont surtout les Français qui nous posèrent le plus de problèmes.
Tous ceux qui furent arrêtés l'ont été par les Français à la solde des Allemands. En revanche, les militaires étaient beaucoup moins
zélés. On ignorait le sort des prisonniers. Nous savions qu'ils étaient déportés en Allemagne, sans connaître la réalité des camps
même si avant-guerre, certains hommes politiques avaient déjà dénoncé l'existence des camps dans lesquels étaient enfermés les
opposants au régime nazi.